A propos des relations entre littérature et informatique,
la place du logiciel "Romanesque 2.0"
dans le champ de la cyberlittérature

"Sur chaque face des dés étaient collés des papiers, et sur ces papiers on avait écrit tous les mots de la langue dans leurs diff érents modes, temps et déclinaisons, mais sans ordre. Le maître m’invita à regarder, parce qu’il allait mettre la machine en mouvement.

À son commandement, les élèves prirent chacun une des manivelles de fer, au nombre de quarante, qui étaient fi xées le long du métier, et, faisant tourner ces manivelles, ils firent changer totalement la disposition des mots. Le professeur commanda alors à trente-six de
ses élèves de lire tout bas les lignes à mesure qu’elles paraissaient sur le métier, et quand il se trouvait trois ou quatre mots de suite qui pouvaient faire partie d’une phrase, il la dictait
aux quatre autres jeunes gens qui servaient de secrétaires."

Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, 1726,
partie III, chapitre v. cité par [adpf]

Les relations entre « écriture littéraire » et « informatique » s’organisent selon trois dimensions. La première s’intéresse à l’informatique comme source d’inspiration, la deuxième concerne l’utilisation de l’informatique pour donner accès au texte, la troisième travaille sur son utilisation pour écrire. Ce à quoi s'ajoute pour mémoire, le quatrième champ "cosmétique" des outils bureautiques, destinés simplement à faciliter la vie des auteurs ou à effectuer des changements systématiques de mots.

premier champ :
la thématique de l’informatique comme inspiration littéraire

Les développements de l’informatique inspirent en particulier deux thématiques à la littérature : la satire des sociétés totalitaires et les drames affectifs entre homme et machine.
D’une part, le traitement systématique de l’information pour le maintien de l’ordre alimente des satires des sociétés, verrouillées par des logiques panoptiques (pour reprendre le terme inventé par Bentham en 1780) de contrôle permanent comme 1984 de G. Orwell, Brasil de T. Gilliam, ou Gataca de A. Nicoll : l’idée est toujours la même, celle d’un régime totalitaire abusant de la traçabilité donnée par l’informatique.
D’autre part, sachant que l’intelligence n’est pas séparable de l’affect, la relation bilatérale entre intellect de l’homme et celui de la machine nourrit quasi systématiquement la question des relations sentimentales humain-ordinateur, comme dans 2001, l’odyssée de l’espace de A.-C. Clarke,  Lulu de C. Simak ou Do droids dream of electric sheeps ? de P.-K. Dick. Cette question rejoint une troisième thématique fréquente : celle de la machine transgressant son devoir d’obéissance à son créateur, comme dans la trilogie des Robots d’I. Asimov.

deuxième champ :
l’informatique comme nouveau moyen d’accès aux ouvrages

En dématérialisant le livre, en autorisant des recherches en son cœur et en offrant la facilité de produire des hypertextes au sein desquels on navigue à son gré, l’informatique transforme doublement l’accès aux ouvrages.
Du point de vue du bibliothécaire et du libraire, elle ouvre de nouvelles formes de  conservation et de catalogage ; elle autorise le tirage à la demande (comme le proposent aujourd’hui des éditeurs à façon, comme manuscript.com par exemple), la diffusion par des kiosques en ligne au format pdf et permet l’émergence des terminaux « e-book »,
Du point de vue du lecteur, elle rend possible la navigation dans l’arborescence du récit. Ainsi, elle donne le pouvoir de lire l’ouvrage comme on veut, (ou plutôt en fonction de ce que l’auteur du logiciel de consultation interactive a prévu que l’on veuille). Cela généralise le cas des livres interactifs comme la collection « livre dont vous êtes le héros » chez Folio junior. 

trosième champ :
automates littéraires et écriture romanesque par des algorithmes

En ce sens, la littérature électronique appelé aussi cyber littérature se situe comme un développement des littératures expérimentales de l’ouvroir de littérature potentielle (oulipo). Elle en reprend les fondements : règles syntaxiques ou sémantiques, formulation de multiples variantes à partir d’une même structure ou histoire comme dans les Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau ou dans Un petit peu plus de 4000 poèmes en prose pour Fabrizio Clerici de Georges Perec. Mais les systèmes experts actuels démultiplient ce travail car ils peuvent à fois, gérer et améliorer des règles, stocker de multiples données, voire des avis des lecteurs.

Pour la production de phrases et de paragraphes, une première série de logiciels travaille sur la production des phrases et paragraphes, en s’inspirant des logiques du « cadavre exquis ». Pour le travail sur l’intrigue et la structure des récits, une seconde famille de logiciels travaille sur la génrativité, chère à Jean-Pierre Balpe et cherche à inventer des récits, en gérant les émotions comme Brutus, Minstrel et Mexica sur lesquels travaillent de Pérez y Perez . Ce logiciel Mexica gère la production du récit avec des algorithmes qui harmonisent les rythmes des émotions et des ambiances.

C’est dans cette famille que se situe le logiciel « Romanesque 2.0 » héros du roman éponyme paru cette année 2007 au Passager clandestin (cf http://romanesque.fr ) et qui est le premier texte de fiction à mettre en scène la richesse, mais aussi les difficultés d’utilisation d’un tel outil.

Avec cette nouvelle génération d’outils, des automates littéraires vont apparaître qui transcenderont leurs ancêtres de l’Oulipo et de l'A.L.A.M.O., en dépassant leurs limites qui étaient la simple expression de règles accompagnée de la formulation de quelques solutions figées, et ce d’autant que les machines d’aujourd’hui ont la puissance de travailler à de multiples niveau à la fois : niveau du vocabulaire, de la structure de la phrase, construction des personnages, de l’intrigue.

quatrième champ :
les outils bureautiques ou cosmétiques

Il ne faudrait pas oublier des outils qui ne sont pas des « automates écrivains », mais qui utilisent la puissance informatique pour aider à la mise en forme des ouvrages. On peut les classer en trois groupes :
- Des outils d’assistance bureautique à l’écriture
Les outils précédents se démarquent des logiciels "industriels" d'aide à l'écriture de scenarii, comme FinalDraft ScriptoCinéTV, Hollywood Screenplay, Best ScriptWriting Software
et enfin le nouveau Screenplay. B. Il existe aussi d’autre outils d’aide à la lecture ou à l’écriture, des assistants cartographique via google earth, dictionnaires des synonymes, ateliers didactiques d'écriture, comme the literary machine par exemple (cf http://www.sommestad.com/lm.htm ) ...
- Des didacticiels pour apprentis écrivains
Il s'agit de didacticiels commerciaux comme les 3 "logiciels d'écriture" de Vidatech diffusés  par exemple par Chapitre.com.  (cf http://www.vidatech.fr/fr/ )

- De quoi produire une adaptation personnalisée de textes déjà écrits
La dernière famille est celle des outils  de personnalisation comme ceux que proposent ceux qui commercialisent des livres pré-écrits qui sont juste "personnalisés" (cf http://www.evene.fr/cadeaux/idee-cadeaux-livres.php )

 

Ecrivains automates ou générateurs d'hypertextes

La cyber littérature recouvre aujourd'hui deux champs complémentaires de recherche :

Le premier concerne le processus d'écriture en lui même. On étudie la possibilité de génerer des livres linéaires, des récits de forme classique par ordinateur. L'intérêt est de mieux analyser le processus du romancier. On produit des livres au sens classique du mot qui désigne est un objet fini, un récit que son auteur a terminé avant de le remettre à son éditeur puis par son biais à ses futurs lecteurs.

Le second champ, a contrario, s'intéresse à produire un hypertexte, c'est à dire une œuvre élastique, perpétuellement personnalisable et inachevée qui pourra gonfler et dégonfler en fonction des simples désirs d'un lecteur, devenu aussi un peu auteur : ces hypertextes font éclater l’univers clos de l’ouvrage linéaire.

Evolution actuelle et tendances de la cyberlittérature

Avec la généralisation de l'informatique et de l'internet, des oeuvres de cyber littérature apparaissent et transcendent leurs précurseurs de l’Oulipo, en dépassant leurs limites qui étaient la simple expression de règles accompagnée de la formulation de quelques solutions figées, et ce d’autant que les machines d’aujourd’hui ont la puissance de travailler à de multiples niveaux à la fois : niveau du vocabulaire, de la structure de la phrase, construction des personnages, de l’intrigue. La toute fin du XXème siècle a été marquée en France par une grande activité de création dans ces domaines au sein de l’A.L.A.M.O. et du Labart.

Aujourd’hui (2007), la majorité des tenants de la cyberlittérature, comme les Brésiliens du NUPILL qui éditent Revista Text Digitala et les Français du centre Hubert de Phalèse travaillent plus sur l'informatique comme un outil de navigation, d'enrichissement par des variantes ou de production d'hypertextes en ligne, tandis que ceux qui -comme R. Pérez y Pérez à l'université de Mexico- approfondissent la recherche sur la création romanesque et la gestion du récit linéaire classique par les émotions qu'il peut susciter sont minoritaires.

En 2007, la cyber littérature est plus présente sur le front des hypertextes que sur la génération d'un effet de réel par un automate romancier linéaire. Cette seconde question, pourtant centrale pour la littérature, semble devoir attendre une nouvelle génération de progrès pour redevenir d'actualité : il faudra que les chercheurs ne s’intéressent plus seulement à transgresser le monde clos de l’ouvrage livré en travaillant à des hypertextes, reliant auteurs et lecteurs à des hyper-feuilletons multiples sur le web [1], mais en reviennent à travailler sur l'effet de réel, base intemporelle de la fiction réussie.

Quelques repères bibliographiques en français sont disponibles à :
http://hypermedia.univ-paris8.fr/articles.htm à signaler particulièrement :
BALPE J.-P., LELU A., SALEH I. (coords.)
Hypertextes et hypermédias: Réalisations, Outils, Méthodes, Hermès, Paris, 1995. Voir en particulier : Jean Clément, Du texte à l'hypertexte: vers une épistémologie de la discursivité hypertextuelle, (http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/discursivite.htm#litmach )
La littérature au risque du numérique Jean Clément, Document numérque n°X/2001 http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/docnum.pdf